André Juillard

LE GENTLEMAN DU 9e ART

Rencontre privilégiée avec un auteur de bandes dessinées « so british », éternel créateur des 7 Vies de l’Épervier, de Plume aux vents
du Cahier Bleu, ou encore des reprises de Blake et Mortimer d’après Edgar P. Jacobs. Propos recueillis par Olivier Delcroix, rédacteur en chef du Figaroscope.


C’est dans l’atelier parisien du dessinateur André Juillard, niché au cœur d’un îlot de verdure du XIIIe arrondissement, que l’on retrouve l’un des maîtres de la bande dessinée contemporaine. Sourire affable, presque timide, toujours aimable, André Juillard apparaît au naturel, tel un gentleman du 9e art. On a fait attention à bien prononcer son nom, comme « juillet », non comme « Julien ». Beaucoup s’y laissent encore prendre. « Même dans une récente maquette de l’éditeur, il y avait une faute. Cela doit venir de Jacques Julliard… Mon père s’agaçait beaucoup que l’on écorche son nom. Moi, je m’y suis fait », dit-il, philosophe, dans un sourire qui fait plisser ses yeux, lui donnant presque l’air d’un sage oriental. Rien ici du loft d’artiste surdimensionné, l’intérieur est ordonné et maîtrisé.

L’atelier du dessinateur étonne par ses dimensions réduites et son accumulation de livres et de bibelots. Peut-on vraiment travailler si à l’étroit ? « Cela me convient très bien. De toute façon, je suis mal à l’aise pour dessiner des grands formats. Un 50 par 65, c’est déjà trop pour moi. Sauf dans ma maison en Bretagne : là-bas, j’ai de la place… », confie ce Parisien d’origine et de cœur, né le 9 juin 1948. André Juillard, depuis plus d’un quart de siècle, est indissociable du grand vent de nouveauté virtuose que furent, pour la bande dessinée historique, Les 7 Vies de l’Épervier (Glénat) signées avec Patrick Cothias entre 1983 et 1991. Ce qu’il a fait avant, comme Bohémond de Saint-Gilles, ne l’enchante pas : « Tout cela a disparu, tant mieux. » L’alchimie de son réalisme graphique et de son sens de la narration était telle qu’il fut sacré, il y a vingt ans, « chef de file de la BD historique ». Lui ne se voit surtout pas comme chef, mais « d’abord dessinateur. J’ai voulu compliquer l’affaire en abordant un thème contemporain, avec mon propre scénario. »

Comment parler de l’œuvre d’André Juillard sans évoquer la sensualité qui traverse tous ses albums. Ce dessinateur que l’on pourrait aisément qualifier de « classique moderne » a toujours su insuffler à ses personnages féminins (d’Ariane à Louise, en passant par Léna), un charme et une volupté discrète mais bel et bien présente. Les héroïnes dessinées par Juillard n’ont pas l’impact franchement érotique d’un Milo Manara, mais elles savent fouetter l’imagination de n’importe quel lecteur. Le Cahier bleu en est un bel exemple. Petit chef-d’œuvre romanesque et intimiste, cette bande dessinée aura reçu le prix du meilleur album à Angoulême en 1995 et lui vaudra l’année suivante le grand prix du Festival. Les deux Alph-art trônent sur une étagère du salon. « C’est très valorisant, mais cela n’a pas changé ma vie. » Tout de même : aux côtés de Mœbius, Mézières, Tardi, Juillard, même s’il s’en défend, a tout du monstre sacré du 9e art.

Depuis, il y a eu entre autres Plume aux vents (Dargaud), Mezek avec l’ami Yann, ou Le long voyage de Léna, avec Pierre Christin, mais aussi de nombreux et magnifiques livres d’illustrations plus confidentiels (Trente-six vues de la tour Eiffel chez Desbois, par exemple) et surtout la consécration des consécrations : la reprise de Blake et Mortimer avec comme premier album La Machination Voronov, en 1999 (cinq aventures suivront). Un univers et un style de ligne claire parfaitement adaptés à son dessin réaliste et élégant, hérité de son admiration pour les sculptures grecques et de la lecture du journal Tintin et de Blueberry. « L’aspect visuel des années 50 me convient. Il avait une esthétique que l’on a perdue, par exemple dans la façon de s’habiller. Le monde contemporain me plaît bien moins, et dessiner une voiture d’aujourd’hui m’ennuie profondément. »

Avec l’élégance et la précision qu’on lui connaît, le dessinateur des 7 Vies de l’Épervier se livre avec simplicité et sans langue de bois. Un très joli moment suspendu dans le temps, qui restera inoubliable.

Comment la bande dessinée est entrée dans votre vie ?
J’ai commencé à lire de la bande dessinée dès l’enfance. Je lisais Tintin, Spirou, Akim… Mes parents n’aimaient pas tellement les illustrés. Ils trouvaient ça moche. Je lisais ça chez mon voisin qui avait énormément de bandes dessinées. Ma mère était directrice d’école. Mon père était vétérinaire. Mon premier souvenir significatif remonte à mes dix ans. La bande dessinée n’était pas vraiment bien vue à la maison. Cependant, on m’avait offert le premier tome du Secret de l’Espadon. J’ai passé des années à lire et relire cette aventure sans savoir comment cela se terminait. Contrairement à l’éternel adolescent Tintin, Blake et Mortimer me plaisaient car ils étaient avant tout des héros adultes. L’autre souvenir qui me reste, c’est celui lié à la lecture d’un album de Tintin, L’Étoile mystérieuse. J’étais tellement concentré dans ma lecture que lorsque ma mère m’a appelé pour le déjeuner dominical, je n’ai pas répondu. Très en colère, elle est venue me prendre l’album des mains et a arraché une page. J’en étais au milieu de l’histoire… Chez moi, la BD était tolérée. Plus tard, à l’école, je recopiais les illustrations de mes livres d’histoire, Rome, la Grèce, je me faisais la main en recopiant les statues de Praxitèle. À treize ans, j’ai arrêté d’en lire. Ce n'est qu’en 1969-70 quand je suis entré aux Arts-décoratifs à Paris que je me suis remis à en lire. Je logeais chez un oncle, dont les deux filles lisaient Pilote. C’est là que j’ai découvert Blueberry, Valérian, Druillet… Les Six voyages de Lone Sloane a été une grande claque !

Quand vous êtes-vous dit que vous deviendriez dessinateur de BD ?
Au départ, je voulais être illustrateur d’ouvrages de bibliophilie. J’avais été très marqué par le souvenir d’une journée où mon père m’avait demandé de venir le rejoindre dans son bureau. Il m’avait montré les ouvrages de sa bibliothèque. Il accordait beaucoup d’importance à ces livres somptueux, illustrés par Matisse, Folon ou d’autres… Mais cette profession n’existait pratiquement plus lorsque je suis arrivé sur le marché du travail. En revanche, la BD était en pleine ascension. Je me suis dit : « Ce métier est fait pour moi ! » Je me suis passionné pour le dessin réaliste. Aux Arts-Déco, je fréquentais Martin Veyron, Jean-Claude Denis et Christian Rossi. Il n’y avait pas de cours de bande dessinée à proprement parler aux Arts-Déco. La BD était un genre assez dédaigné. Alors qu’il y avait une véritable effervescence autour de cet art en plein essor créatif. J’allais suivre les cours sur la BD que donnait Jean-Claude Mézières à l’Université libre de Vincennes. Nous avons sympathisé. Même s’il critiquait mon dessin, il s’est intéressé à mon cas ! C’est lui qui m’a présenté à Joseph Gillain dit Jijé, et qui m’a fait rencontrer Jean Giraud… Ensuite tout s’est enchaîné. À la fin des années 70-80, Patrick Cothias et moi travaillons pour Pif-gadget à la série Masquerouge. Comme nous nous sentions à l’étroit, quand l’éditeur nous a gentiment poussé dehors, nous étions plutôt soulagés. Je connaissais bien le directeur de collection de chez Glénat Henri Philippini. Il a très bien accueilli le projet des 7 Vies de l’Épervier. Quand le premier tome est paru en 1983, le tirage était de 12.000 exemplaires. Le succès a très vite été au rendez-vous et ils ont procédé à un retirage quelques mois plus tard.

Avec le recul, que pensez-vous des 7 Vies de l’Épervier ?
J’ai l’impression que mon dessin a atteint le maximum de ses capacités à la fin des 7 Vies de l’Épervier. Depuis lors, je n’ai pas eu l’impression de progresser. Disons que depuis une vingtaine d’années j’essaie de me maintenir au niveau. Là où j’ai pu faire quelques progrès, c’est dans la mise en scène. Avec l’expérience, je sais comment traiter les enchaînements. Je suis plus fluide dans le récit…

De quelle manière concevez-vous le métier de la BD ?
Pour moi, l’exigence en est le maître-mot. Cela sous-entend que l’on doit prendre son temps. Il ne faut pas avoir peur de recommencer, travailler en amont. Sur tous mes albums, j’effectue un travail de documentation, et des recherches importantes. Cela passe par l’architecture, les costumes, les véhicules, le contexte sociologique, politique et historique. J’essaie de reconstituer une époque. Et cela, même si je ne suis pas un professeur d’histoire. Je me souviens que la série Les 7 Vies de l’Épervier, je passais mon temps à aller soit à la bibliothèque des Arts-décoratifs, rue de Rivoli, soit au Louvre. Je regardais des peintres tels que Pierre Paul Rubens (1577-1640), Philippe de Champaigne (1602-1674), ou Georges de La Tour (1593-1652). La Tour m’intéressait pour ses éclairages très savants, ou ses postures précises. Il y avait là une mine de renseignements pour un dessinateur historique, la façon dont s’attachaient les cols, les chaussures. Une aubaine pour moi. En fait, je me vois comme un artiste de bande dessinée, qui a placé très haut l’exigence de son travail.

Comment est né le projet du Cahier bleu, en 1994 ?
Cet album est né de plusieurs envies. D’une part, j’avais le désir de me détacher de cette étiquette de « pape de la BD historique ». Cela m’agaçait un peu. Et puis, je n’étais pas seul sur le créneau, François Bourgeon était également un maître… À l’époque, je me considérais comme un dessinateur de bande dessinée avant tout. Je ne voulais pas me laisser enfermer dans un secteur en particulier. Dans Les 7 Vies de l’Épervier, mon ami Patrick Cothias assurait le scénario, même si j’intervenais souvent avec son accord dans le récit. Avec Le Cahier bleu, j’avais envie d’imaginer une histoire à l’opposé de la fresque historique caracolante. Je voulais un récit intime, une histoire d’amour située de nos jours à Paris. Je venais de réaliser un portfolio sur la ligne 6 du métro aérien, Nation Étoile, pour l’éditeur Alain Beaulet. J’avais également été frappé par un tableau de l’exposition Edward Hopper, une toile représentant une jeune femme assise en train de lire une lettre. Il y avait là quelque chose d’intrigant dans l’attitude de la demoiselle. Cela a enflammé mon imagination. De manière générale, un scénario pour moi commence par la pièce d’un puzzle. Plus j’avance dans l’histoire, plus l’image finale se révèle à moi.

Lorsque la proposition de reprendre la série Blake et Mortimer vous est faite en 1999, que vous êtes-vous dit ?
Pour moi, accepter de reprendre la série Blake et Mortimer a été une sorte de retour vers l’enfance. Il existait un aspect nostalgique pas désagréable dans ce projet. Il fallait que je me coule dans le style d’un autre, en l’occurrence Edgar P. Jacobs, un chantre de la « ligne claire ». C’était un défi intéressant. Je trouvais le style de Jacobs particulièrement beau. Et pas si éloigné de mon propre dessin. Bref, je n’étais pas dépaysé. Ce qui a été plus dur, c’est de se forcer à appliquer les règles de la ligne claire « jacobsienne ». Ce style de bande dessinée ne laisse pas le droit à l’erreur. On ne peut cacher les imperfections en les masquant par des hachures. Il faut que tout soit parfaitement juste. Edgar P. Jacobs n’était peut-être pas un virtuose du dessin, encore que cela puisse se discuter. Mais il avait un sens de la composition extraordinaire.

Quelle est la place de la bande dessinée aujourd’hui ?
Pour moi, c’est l’un des derniers domaines artistiques où l’on peut s’illustrer de la même manière que nos ancêtres. En matière d’art plastique, qu’il s’agisse de peinture ou de sculpture, le réalisme a quasiment disparu. L’art contemporain explore d’autres terrains, le cubisme, le symbolisme, l’abstraction. En revanche, par son côté éminemment narratif, la bande dessinée se doit de rester dans le réalisme. C’est pour cela que je m’y retrouve.

Considérez-vous que l’on puisse parler de la BD comme d’un art ?
Que la bande dessinée entre dans le domaine de l’art, je trouve ça très bien. J’estime que la bande dessinée est un art à part entière. De la même manière que la littérature et le cinéma. Une BD, c’est un bouquin comme un autre. Parfois, par sa force et sa virtuosité graphique, une planche de bande dessinée, même hors de son contexte narratif, peut devenir une œuvre d’art. Depuis peu, je découvre le travail au fusain. Comme le pastel, la nature du fusain est très volatile. C’est l’instrument du croquis. Il faut que le geste soit assuré. On ne peut revenir en arrière. Il n’existe pas de gomme pour le fusain. Ensuite, il faut le fixer. C’est un plaisir nouveau qui m’enthousiasme.

Et le marché de l’art ?
En matière de bande dessinée, il faut bien convenir que le marché des ventes aux enchères se résume à une cinquantaine d’auteurs phares, qui tirent leur épingle du jeu. Il se trouve que j’en fais partie, parce que j’ai commencé il y a trente ans à mettre en vente des planches de mes albums, ainsi que d’autres œuvres moins directement liées à la bande dessinée. Je mets bien sûr à part les grands anciens, Hergé, Franquin, Edgar P. Jacobs, Hugo Pratt, et quelques autres…

Que pensez-vous des artistes de bande dessinée qui ont délaissé le papier et le crayon pour s’exprimer avec de nouvelles technologies sur ordinateur, des logiciels, et autres palettes graphiques…
Je n’ai rien à en penser. Ces dessinateurs font ce qu’ils veulent. Moi, travailler sur ordinateur, ça me déprime ! (Rires). Pour moi, rien ne remplace un crayon, une plume, des couleurs, un pinceau et surtout du papier ! Le papier est une invention extraordinaire ! J’ai bien conscience que les outils numériques, dont se sont emparés les nouvelles générations, permet d’aller plus vite. On gagne ainsi du temps et la production est plus rapide. Il n’empêche… Travailler sur un support physique tel que le papier est très agréable au touché. Sans oublier le plaisir de manier des crayons en bois, des plumes en acier… J’adore les plumes. C’est le premier instrument que j’ai appréhendé lorsque j’étais gamin. Je préfère la plume au pinceau. C’est plus simple à manier. Le pinceau et plus fuyant, plus souple… Dessiner à la plume est un vrai plaisir. Qui sait, ce n’est peut-être pas un hasard si Patrick Cothias a intitulé la suite des aventures d’Ariane Plume aux vents. La plume est légère, élégante, elle vole au vent. Elle est belle et symbolise la liberté. Cela tombe bien, c’est de cette manière que je conçois mon art.


Biographie

Grand Prix du Festival d'Angoulême en 1996, André Juillard est un auteur phare de la bande dessinée historique francophone des années 1980-1990, connu notamment pour ses séries Les 7 Vies de l’Épervier (1983-1991, Glénat), Masquerouge (1984, Glénat) et Plume aux vents (1995-2002, Dargaud), toutes scénarisées par Patrick Cothias.

Après avoir lancé la série antique Arno (1983-1987,
Glénat) avec Jacques Martin, le père d’Alix, il s'impose comme auteur complet et rompt avec le genre historique en écrivant et dessinant le diptyque Le Cahier bleu (1994-1998, Casterman), dont le premier tome est notamment récompensé de l’Alph’Art du meilleur album à Angoulême. En 2000, il reprend avec le scénariste Yves Sente les aventures de Blake et Mortimer (Dargaud), célèbre saga créée par Edgar P. Jacobs et publie La Machination Voronov en 2000, Les Sarcophages du 6e continent (t.1 & 2) en 2003 et 2004, Le Sanctuaire du Gondwana en 2008, Le Serment des cinq lords en 2012, Le Bâton de Plutarque en 2014 et enfin Le Testament de William S. en 2016. En 2006, Juillard s’associe à Pierre Christin dans Le Long Voyage de Léna (Dargaud), dont le deuxième tome Léna et les trois femmes sort en 2009, puis avec Yann pour l’album Mezek en 2011. Parallèlement, les Éditions Daniel Maghen lui consacrent une Biographie en images intitulée Entracte en 2006 retraçant l’œuvre de l’artiste à travers des centaines de pages, de dessins et de notes. Dernièrement, Juillard publie La Honte, 50 nuances de rouge (2019, éd. Éditions i), un recueil d’illustrations accompagné de textes de Nelly Maurel.


Bande Dessinée & Illustration
vendredi 11 octobre 2019 18:00
Maison de l’Amérique latine, 217 boulevard saint-germain, 75007 Paris
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